Stratège est un seinen manga signé Hideki Mori (dessins) et Sentarô Kubota (assistance au scénario), comportant 11 tomes publiés dès 1992 par la Shogakukan. Adaptée d’un roman de Kenichi Sakemi du nom de Bokko, cette bande dessinée est une véritable fresque historique prenant part dans la Chine antique, lieu et temps relativement peu courants dans le manga, les auteurs préférant majoritairement se consacrer à leur Japon natal. Cette histoire est celle d’une guerre, celle d’une légende, celle d’un homme.
Il y a 2300 ans en Chine, sept royaumes étaient sans cesse en guerre les uns contre les autres : Han, Tchao, Tchu, T’si (Qi), T’sin (Qin), Wei, et Yen. A cette époque dite des Royaumes Combattants (475-221 av. J.-C.), déchirée par les guerres et leur cruauté, vécut un homme du nom de Ke-Ri (personnage fictif). Cet homme est un disciple de Mo-Tseu (Mozi, ou Mo-Tzu, 479-381 av. J.-C. ou 490-403 av. J.-C. selon les très variables sources), philosophe chinois opposé à la guerre et son idiotie, au féodalisme de son époque, à la différence des niveaux de vie : en bref, à tout ce qui cause la misère du peuple. Son idéal était un système autocratique proche du socialisme, où chacun serait traité et défendu de la même manière, où les guerres n’auraient plus de raison d’être. Cet esprit altruiste était enseigné dans les écoles d’arts martiaux de Mo-Tseu, dont les disciples, appelés “hommes de Mo”, apprenaient l’art de la stratégie défensive. On dit des hommes de Mo qu’ils consacraient modestement leur vie à défendre des cités avec courage, pour un salaire dérisoire et sans aucune recherche de gloire. Ke-Ri est un homme de Mo. Ke-Ri est petit, chauve et barbu. Ke-Ri défend. Bref, Ke-Ri a tout d’un parfait Fabien Barthez (hum, pardon). Ce héros particulièrement atypique (on est bien loin du classique preux chevalier à l’armure flamboyante), aux yeux globuleux et au caractère impulsif, est un stratège de génie chargé au commencement de l’histoire de défendre la cité de Liang située en Yen contre l’armée de Tchao et ses quinze mille hommes venant de l’ouest.
D’abord vexés de voir que seul un homme aux allures de vagabond a été envoyé par le clan Mo pour défendre leur cité, les habitants de Liang se rendront vite compte des talents de notre héros charismatique, qui mettra en place la défense de la forteresse en réparant les remparts, construisant des armes, creusant des fosses autour des murailles…
Nous comprendrons bien assez vite avec la visite de Pei-Ping que Ke-Ri est venu à Liang de sa propre initiative et contre la volonté de T’ien H’siang T’seu, actuel chef des hommes de Mo ayant abandonné l’utopie d’un monde où chacun vivrait en paix. Cet homme, manipulé par ledit Pei-Ping, ordonna à Ke-Ri de soutenir T’sin (Qin), royaume situé à l’extrême-ouest de la Chine de cette époque dont le souverain Ying Zheng (260-210 av. J.-C.) cherche à conquérir les six autres royaumes afin d’unifier ce pays morcelé. Soutenir T’sin permettrait aux hommes de Mo d’accéder à la gloire, et de satisfaire la volonté de pouvoir du très fourbe Pei-Ping… Mais Ke-Ri ne l’entendit pas de cette oreille et continua de suivre la voie de Mo-Tseu en allant défendre la cité de Liang menacée par Tchao.
C’est ainsi que débute la passionnante histoire de Stratège, ou les chroniques d’une période-clé de l’histoire de la Chine : celle des Royaumes Combattants. Les auteurs vous raconteront avec brio, en mélangeant éléments de fiction et réalité historique, comment un pays morcelé fut unifié en un Empire, comment la philosophie de Mo-Tseu disparut de ce pays, et comment un homme du nom de Ke-Ri devint à sa façon une légende.
Stratège a bénéficié d’une attention toute particulière au niveau des détails historiques et de l’authenticité.
D’abord, le background historique vu plus haut est travaillé, et nous découvrons ainsi de nombreuses informations ou anecdotes concernant la naissance de certains royaumes, les causes des conflits qui les opposent (surtout T’sin et Tchao), leurs capitales, etc. Plusieurs personnalités bien connues sont également présentes ; citons par exemple Mo-Tseu, mais aussi et surtout Ying Zheng, célèbre roi de T’sin et plus tard premier Empereur de Chine (“Chine” pour “T’sin”), qui fit entre autres bâtir la fameuse Muraille de Chine ou un gigantesque tombeau pyramidal sous lequel se trouvent 7000 statues de soldats en terre cuite. Son apparence est conforme aux écrits anciens, et les fameuses rumeurs concernant sa naissance nous sont contées, toujours dans un souci d’authenticité historique. Car tout a été entrepris pour respecter cette époque des Royaumes Combattants, jusqu’aux coupes de cheveux et tenues des personnages, ou aux outils technologiques (principalement militaires) employés. Nous découvrons ainsi catapultes, boucliers de bois, lances (équipées du fameux “propulseur” datant de la préhistoire), épées, arcs à flèches, parachutes (enfin presque), ou de manière plus anecdotique, culturelle et non plus martiale, l’ancêtre du bilboquet, de la toupie, etc. Parmi ce genre de détails anecdotiques mais néanmoins très intéressants et instructifs, nous découvrons en vrac comment les Chinois de l’époque codaient leurs messages, comment ils construisaient leurs routes et ce qu’est un “guide-route”, comment ils utilisaient et appelaient le pétrole, comment ils interprétaient la découverte de fossiles de dinosaures,... et même comment ils démontraient leur puissance sexuelle !
Stratège est également très parlant en ce qui concerne la vie de l’époque. Une certaine inégalité sociale était présente ; les nobles et riches menaient une vie luxueuse alors que les paysans se tuaient à la tâche, devaient se soumettre, étaient méprisés par les soldats et n’avaient pas droit à la parole. Par exemple, le roi Ying Zheng faisait assassiner tous les citoyens lui ressemblant. Et à l’époque on ne tuait pas de n’importe quelle manière : on écartelait publiquement les condamnés, nus et les jambes attachées à des cordes, liées à deux chevaux galopant dans des sens opposées ! La Chine antique était barbare et cruelle, c’est un fait. Parmi les autres tortures, citons l’enterrement vivant ou la pendaison. Le summum de la barbarie est dévoilé lors des batailles sanglantes où les têtes volent, les enfants sont massacrés et les femmes violées…
C’est dans ce contexte barbare et militaire que vivent les peuples déchirés des sept royaumes, et donc notre homme de Mo.
Ke-Ri est un personnage extrêmement charismatique. Tacticien de génie, solitaire et maître des arts martiaux, il n’en est pas moins un philanthrope de nature, profondément et sincèrement altruiste, opposé aux conflits mais étant paradoxalement obligé de se battre pour les faire cesser. Tout en étant conscient qu’il deviendra un gêneur une fois la guerre terminée. Et s’il peut parfois paraître très sévère et excessif, Ke-Ri n’en garde pas moins un bon fond, n’aspirant après tout qu’à une vie paisible loin des batailles et des flots d’hémoglobine…
Un personnage qui s’avère très émouvant de par son côté franc et direct ; de plus en plus attachant au fil des tomes, nous apprenons progressivement à le connaître, et surtout à le comprendre.
Autour de Ke-Ri gravitent de nombreux personnages nourrissant des relations plus ou moins amicales avec celui-ci.
Parmi les plus importants, et entre autres, se trouvent Yun-Jing (coin supérieur gauche), jeune et honnête paysan du royaume de Tchu ayant décidé de suivre Ke-Ri dans son périple. « Un ami qui vient sans qu’on l’appelle est un ami sûr »... Autre personnage important : Niang (coin supérieur droit), guerrière très attachée à notre héros, qui voit en lui un modèle et bien plus encore. Complètement opposé à cette dernière, Pei-Ping (coin inférieur gauche) est un personnage ignoble, cruel, égoïste, avide de pouvoir ; un opportuniste doublé d’un lâche ayant abandonné les principes fondamentaux de Mo-Tseu au profit de la gloire, du prestige, et de la richesse. Et donc un homme diamétralement opposé à Ke-Ri. Enfin, pour en citer un dernier, le roi Ying Zheng (coin inférieur droit) est un souverain charismatique et imposant le respect, mais dont les méthodes radicales et cruelles, voire tyranniques et mégalomaniaques (“la chasse aux sosies”, comme vu plus haut) ne sont pas au goût de tous, et certainement pas au goût du peuple.
Tous sont liés aux conflits d’une manière ou d’une autre, tous représentent une ou plusieurs facettes du genre humain dans ce qu’il a de plus beau mais aussi de plus répugnant.
Et aucun ne restera de marbre face au Stratège.
”Stratège” ne porte pas ce titre pour rien. En effet, le côté tactique et militaire est l’une des originalités du titre, qui se révèle être un régal pour les amateurs de stratégie.
Ainsi, si par un quelconque hasard vous étiez amené à vous retrouver plongé dans une bataille antique (bah oui, pourquoi pas ?), vous sauriez maintenant comment organiser et défendre votre cité en bon apprenti Ke-Ri, ou au contraire comment attaquer l’ennemi de manière efficace. Et cela que ce soit par la voie aérienne, souterraine ou directe afin de pleinement profiter de la configuration du terrain. Vous seriez même capable de tendre une embuscade à un régiment de cavaliers à l’aide d’une poignée de gosses. Stratège vous apprendra également l’art de la ruse et de la diversion par l’intermédiaire du très “Mc Gyver” Ke-Ri, capable de s’évader d’une cellule avec trois bouts de ficelle (on presque) ! Un Ke-Ri au raisonnement toujours rationnel et sensé, basé sur la défense de soi et de son entourage ; il arrivera par exemple, en pleine forteresse ennemie, à dissuader une troupe entière de l’attaquer lui et ses compagnons en traçant un simple cercle sur le sol sablonneux. Je vous laisse découvrir comment et pourquoi !
Afin de renforcer l’impact et l’immersion des batailles, l’auteur utilise divers procédés graphiques, comme les vues aériennes et/ou éloignées de la bataille dans de grandes cases, et parfois à travers de splendides doubles-planches. Mais surtout, il insère de temps à autre divers petits plans en coupe d’un périmètre, schémas d’une cité, cartes du pays… Ceci afin de pleinement visualiser les batailles et les lieux de manière globale.
Autre originalité graphique : le “morphing”. Mori utilise en effet parfois un découpage très particulier, une sorte de fondu enchaîné qui lui permet de passer d’un objet à un autre en quelques cases. Par exemple, il passe d’un bol de riz à la lune, d’une sauterelle à Pei-Ping (une analogie plutôt pertinente, je dois l’avouer), ou d’un insecte recroquevillé... à une paire de fesses (si, si). Mais une illustration étant plus parlante que des mots, je vous laisse contempler la démonstration graphique :
J’évoquais les sauterelles quelques lignes plus haut. Et bien force est de constater que l’auteur est passé maître dans la représentation réaliste des insectes. Une passion cachée ? En tout les cas, certains gros plans sont réellement impressionnants de détail…
Un réalisme à l’image du graphisme général. Car bien que souvent simple, particulier, et d’un aspect assez “vieillot” (traits épais), il retranscrit parfaitement cet univers sale avec crudité et pertinence. Certaines planches sont par ailleurs de véritables merveilles esthétiques (les paysages, surtout).
Lorsque Mori n’utilise pas de découpages particuliers comme le morphing, il décompose l’action à la perfection, et donne dans les passages plus statiques un côté contemplatif à ses planches. Sans dialogue, il parvient à créer une narration muette, à transmettre les sentiments par le silence, à rapprocher le lecteur des personnages grâce aux nombreux gros plans et au côté très expressif de son trait.
Et quand l’auteur combine le morphing (simplifié, ici) à ce type de découpage, le résultat n’en est que plus convaincant.
A quoi pense Ke-Ri, selon vous ?
Pour terminer, n’oublions pas l’homme à l’origine de Stratège : Hideki Mori.
Spécialiste du manga historique et du Japon féodal en particulier (bien qu’il se soit attaqué à la préhistoire avec un one-shot sur les dinosaures !), il compte une petite dizaine de séries à son actif comme Tsuru, princesse des mers (couverture de gauche), dont le premier volume est disponible en version française depuis le mois d’octobre 2004 chez Akata. Datant de 2000 et comprenant 3 tomes, il s’agit d’un titre à l’ambiance maritime qui ne se déroule non plus dans la Chine des Royaumes Combattants mais dans le Japon de Muromachi. Batailles navales et duels au sabre sont au programme de ce sympathique manga, qui ne bénéficie peut-être pas d’un souffle épique équivalent à celui de Stratège mais dispose indéniablement d’une très bonne narration et a le mérite de constituer une histoire originale. De plus, le trait de Mori a clairement gagné en finesse pour donner un résultat encore plus réussi.
Un trait qui a d’ailleurs encore évolué dans sa dernière série en date (couverture du milieu), celle-ci n’étant rien de moins que la suite directe du cultissime Lone Wolf and Cub (Kazuo Koike/Goseki Kojima) !
Une consécration pour Mori, grand amateur du manga originel, qui réalise aujourd’hui cette séquelle avec le concours du scénariste Kazuo Koike.
Signalons également qu’une version deluxe (8 volumes plus épais) de Stratège a été publiée au Japon, disposant de nouvelles jaquettes dans un style très différent, quasiment photo-réaliste (couverture de droite).
Et chez nous ?
Et bien Hideki Mori a beau être un auteur au talent indéniable, il reste encore bien peu lu dans nos contrées. Saluons donc l’initiative d’Akata qui en plus de publier Tsuru nous gratifie de Tengu (4 volumes, 2001/2002), autre oeuvre du maître se déroulant dans le Japon féodal. Ne manquez pas l’occasion de découvrir ce talent méconnu !
Après cette parenthèse sur Hideki Mori, revenons-en au sujet principal : Stratège. Vous l’avez sans doute compris en lisant cet article : j’adore ce manga ! Passionnant, instructif, original, dynamique, et ne traînant pas en longueur, il s’agit à mon goût d’un véritable petit bijou à découvrir, pour peu qu’une lecture dépaysante ne vous effraie pas. Et à fortiori si comme moi la Chine antique vous passionne. De plus, l’édition française de Tonkam est de bonne facture malgré le sens de lecture occidental ; l’adaptation s’avère en effet “intelligente” et ne tombe pas dans le piège du renversement des plans (pas de carte de la Chine en version “miroir”, à un oubli près). Signalons une révision qui restaure les noms chinois à la place des “Kakuri” (pour Ke-Ri) et autres “Setsuhei” (Pei-Ping).
Aucune raison de s’en priver, donc…
” En s’éveillant d’un sommeil de plus de deux mille ans, que penserait-il de nous, Ke-Ri, en découvrant notre monde ? ”
NB : Les illustrations sur cette page sont tirées des scans de la version française par Omanga, adaptés par Aniki pour Lost-Edens uniquement. Les couvertures originales proviennent quant à elles du site S-Book.
Mise à jour d’avril 2007 : depuis le temps, de l’eau a coulé sous les ponts français. :) Les excellents Tsuru et Tengu se sont achevés, tandis que Kajô – La Corde Fleurie (Kazuo Koike au scénario) est actuellement en cours de parution, toujours chez Akata. Le troisième tome est disponible depuis ce mois d’avril.
Ecrit par Aniki le 14 novembre 2004 | Modifié le 07 septembre 2008