Kei Toume. Voici un nom qui se fit quelque peu connaître en France par Kuro Gane, édité par Glénat en 1999 (mais partiellement, à raison d’uniquement deux volumes sur les cinq de la série). Et un nom qui sera finalement plus connu en 2003 grâce à l’excellente initiative qu’a prise Akata-Delcourt en éditant un de ses mangas à succès, paru au Japon en 1999 : Sing “Yesterday” For Me.
Haru, espèce de coquine, ne tire donc pas la langue.
Qu’est-ce que ce manga ? En voyant la couverture, j’ai tout de suite été intrigué : le dessin paraissait original, très crayonné (nous y reviendrons plus tard), avec une héroïne au regard mélancolique, et surtout un titre, Sing “Yesterday” For Me qui invite à la réflexion. “Tu veux que je te chante “hier”” (le titre manque cruellement de charisme en français, j’en conviens) ? Qu’est-ce que tu entends par là ?
Alors je prends le premier volume, je commence la lecture, et tout de suite, c’est le coup de foudre.
Telle est la quête de Uozumi, protagoniste principal du manga. Il est jeune, il vient de finir ses études, il a du mal à vivre dans son petit appartement de Tokyo. Travaillant dans une supérette, il aime nourrir les corbeaux qui sont dans la rue longeant l’arrière-boutique avec les plats à emporter qui seront jetés à la fin de la journée de toute façon. Sa vie se résume à penser aux factures en retard qu’il doit payer : l’eau, l’électricité, le gaz (qui lui est d’ailleurs coupé dès les premières pages).
Rikuo, l’homme qui a raté sa vie (quand même pas, mais bon).
Alors qu’il observait un corbeau à la patte blessée, qu’il incitait à manger pour reprendre des forces, une voix l’interpelle : “Moi aussi j’en veux !”
C’est une jeune fille brune, avec le corbeau à la patte cassée sur l’épaule, qui l’interpelle et lui demande à manger. Uozumi refuse, par “respect” pour le règlement, mais face au culot de cette jeune fille qui lui réclame un plateau-repas comme les corbeaux en ont, il finit par céder. Elle commence même à parler avec lui : “Tu vas à l’université ?” “Tu travailles ici tous les jours ?” “Tu aimes les corbeaux ?” Uozumi, intimidé, répond par de brèves répliques, tout gêné, avant que cette mystérieuse brune avec un corbeau sur l’épaule ne s’en aille. “Elle est un peu bizarre…” se prend-il à dire une fois partie.
De retour chez lui, il trouve dans sa boîte aux lettres une convocation à une réunion des anciens de l’université. Déprimé par la perspective de cette réunion, il va vite s’allonger, se félicitant pour la journée qui vient de se dérouler, s’assoupissant. Il se prend à rêver d’un souvenir d’antan, quand une de ses amies (dont il semblait être amoureux) lui faisait ses adieux puisqu’elle quittait Tokyo pour un travail à Kanazawa. Sa phrase finale lui est restée gravée en tête : “Et puis, maintenant, on n’est plus des étudiants ! Si l’on continue à vivre en ne faisant que des petits boulots, on ne pourra pas progresser !”
C’est le moment que choisit un ami de fac pour le réveiller en sonnant à la porte pour lui parler de cette future réunion. Uozumi s’explique, il refuse d’y aller puisqu’il est probablement le seul qui n’a pas réussi comme les autres, cantonné dans son petit boulot de la supérette. Il avoue n’avoir jamais eu de réel but dans la vie, que ce n’est pas qu’il n’ait pas réussi à trouver un bon boulot, mais qu’il n’a plutôt pas essayé.
Son ami essaye de le convaincre à venir en évoquant le nom de Shinako Morinomé qui semble être tabou.
Quelques jours plus tard, dans la supérette, l’étrange fille au corbeau revient, pour remercier Uozumi. Ils s’échangent leurs prénoms, la fille s’appelle Haru, puis elle quitte la supérette, et une autre fille entre ; elle ressemble étrangement à Shinako Morinomé, la fille du rêve de Rikuo…
“Kikoo, tu aimes le shojo ? Non ? Ca tombe bien.”
Ainsi débute l’histoire. Inutile d’avoir fait des études poussées en psychologie ou quoi que ce soit pour comprendre que s’est mis en place un formidable trio amoureux : Haru, Rikuo, Shinako.
Est-ce pour autant que l’histoire ne sera qu’un simple shojo sans intérêt (qui a dit Yuu Watase ? Qu’il se dénonce) ? Absolument pas. Autant, nous avons la chance de suivre quelques tourments amoureux, autant ils semblent former le fil directeur de l’aventure (quoique), autant ce manga ne pourrait se résumer uniquement à cet aspect de l’histoire.
Ce qui m’a le plus frappé dans l’histoire, c’est combien il nous est facile de nous reconnaître dans les différents personnages qui entrent en scène. En effet, surtout pour Rikuo, qu’est-ce qui le tourmente le plus ? On sent bien qu’il a du mal à faire le grand pas qui le séparera du monde de l’adolescence. En perpétuels tourments, il cherche quelque chose, mais quoi, ça, on ne le sait pas. On assiste à sa tentative de passage à l’âge adulte, tout en s’appropriant le personnage. Il sait ce qu’on attend de lui, ce que la société attend de lui, mais n’a pas vraiment envie de s’y tenir, tellement ce stéréotype de l’adulte l’ennuie, et peut-être même lui semble injoignable au contraire de ses anciens camarades qui, eux, ont tous un travail, une situation fixe, et se donnent corps et âme pour la société, quand bien même ce qu’ils feraient ne les intéresserait pas.
Vous me direz : “Ah ah, quel looser, on dirait Keitaro (Love Hina)”. Et je vous dirai de vous calmer sur les insultes. Uozumi n’est pas un de ces ratés typiques de manga qui passe son temps à chercher des culottes, à être maladroit, à collectionner les échecs amoureux, à fantasmer sur une fille dès qu’il la voit et qu’il est seul avec elle. Il n’est pas animé par le pouvoir de l’amitié, par le pouvoir de vouloir être plus fort pour battre le méchant qui est plus fort que le méchant d’avant.
Non non, Uozumi est un type comme nous (hum, si vous vous reconnaissez dans Keitaro, désolé mais je ne peux rien pour vous, laissez tomber “Sing Yesterday” For Me). Il veut tout simplement chercher sa voie, il veut vivre, et c’est avec émotion et non sans intérêt qu’on le suivra dans son parcours.
Trop tourné vers le passé, vers son amour d’étudiant pour Shinako, qui représente pour lui son opposé... il aimerait qu’on lui chante “hier”, que rien n’ait changé de l’époque où ils étaient étudiants, je suppose.
“Prenez des notes, et toi au fond arrête de bouger.”
Kei Toume a réussi à aborder un aspect naissant de la société japonaise. En effet, prenons le cas de Uozumi (au total hasard, ah ah), le petit jeune typique perdu dans ses réflexions, dans son désir de vivre sans pour autant être enfermé dans la doctrine du salarié de société embauché à vie sans avoir de réelles joies à côté de son boulot. Pourquoi me permets-je de dire typique ? Tout simplement parce que les cas comme celui présenté sous l’égide du personnage de Uozumi sont de plus en plus fréquents au Japon ; on les appelle des “freeters” (de “free-arbeiter” ; “free”, anglais pour libre, “arbeiter”, allemand pour travailleur, terme né de la plume d’un sociologue japonais dans la fin des années 80).
Ce sont typiquement des jeunes qui s’excluent du modèle social japonais, las d’avoir vu leurs parents travailler d’arrache pied pour s’offrir finalement peu de choses. Ils préfèrent prendre des petits boulots, en général des contrats à durée déterminée inférieure à 5 ans ; ils peuvent ainsi vivre convenablement, et même s’offrir de temps en temps quelques extras (voyage à l’étranger, produits de marque), mais surtout, échapper au stress toujours plus important présent au sein des grandes entreprises. Mais ne les confondons pas avec les étudiants qui font des petits boulots pour se payer des études. Non non, ils forment une catégorie socioprofessionnelle bien à part. En 2003, ils représentaient plus de 4 millions de japonais.
D’ailleurs, le ministère de l’Economie classe les freeters en trois catégories, qui, vous l’imaginez bien, sont toutes trois présentes dans le manga :
* Les freeters qui le sont pour vivre leurs rêves (Kinoshita)
* Les freeters qui le sont parce qu’ils ne savent pas quoi faire (Uozumi)
* Les freeters qui le sont car ils n’en ont pas eu le choix (Haru)
Je ne vous donne pas les détails du comment pour ces persos, ce serait vous dénaturer une jolie part du manga, scénaristiquement j’entends.
“Oh, mais c’est joli, c’est quoi ?”
Enfin, scénaristiquement… ce serait faire fi de l’excellente qualité artistique dégagée par les différentes pages illustrant l’histoire des différents protagonistes.
Le trait de l’auteur est très chaud, très vivant. Elle arrive à particulièrement bien rendre les impressions de mélancolie dans les yeux des protagonistes, rendant ses personnages encore plus vivants, plus vrais. Style plutôt crayonné, plutôt riche, il n’est pas sans rappeler quelqu’un de célèbre dans le monde du manga. Bon je vous aide ? Manga édité chez Casterman, contant les histoires d’un samouraï qui a l’air immortel, prénommé Manji… Oui bravo, je voulais parler de Samura. Je trouve la ressemblance entre leurs deux traits frappante. J’aurais cru qu’ils avaient eu une relation du type maître/apprenti, mais leur âge ne collait pas à cette interprétation. Mais apparemment, ils auraient suivi les mêmes cours à la même époque.
Enfin, si vous avez déjà croisé des vignettes de “L’Habitant de l’Infini”, et si vous avez apprécié ce style (qui ne l’apprécierait pas ? Non, je m’égare), alors il est fort possible que celui de Kei Toume vous ravisse tout autant.
Ce qui est d’ailleurs agréable, c’est que son style est homogène. Il n’y a pas de net déséquilibre entre les dessins, elle maîtrise parfaitement son style. Il faut dire que ce n’est pas le premier manga qu’elle a dessiné.
Ainsi, on aura toujours la même Haru, du début à la fin, et sachant qu’elle est superbement dessinée, ”ça fait zizir”.
“Ceci est la fin de mon histoire.”
Parlons quelque peu de la fin du manga justement. Non, non, ne fuyez pas, je ne compte pas vous la raconter. Simplement, revenons un peu sur le dénouement du manga. Kei Toume avait initialement prévu de faire son histoire en trois volumes. Ces trois volumes ont été édités en France, et force est de constater que la fin n’est pas un modèle de fin classique à proprement parler. En effet, nombre de gens ont été frustrés par cette conclusion beaucoup trop “libre”, et pas seulement ici, au Japon aussi.
Ainsi, Kei Toume, l’auteur, sous la pression des nombreux fans et de son éditeur, a continué son oeuvre. Par contre, d’un naturel assez lent dans son travail, il ne fallait pas s’attendre à être servi en deux mois comme un… Naruto par exemple.
Quoi qu’il en soit, ce volume 4 tant attendu est sorti au Japon en juillet 2004. Il devrait arriver en France dans les mois à venir, si tout va bien. On ne sait par contre pas combien l’histoire contiendra de volumes finalement. Espérons qu’elle ne fasse pas non plus quelque chose à rallonge qui l’ennuiera, et nous ennuiera aussi par la même occasion.
“Voilà voilà.”
Alors pour finir, je ne saurais que trop vous conseiller la lecture de cette oeuvre qui aura été un de mes coups de coeur, et qui nous aura élargi notre panel de mangas intéressants en 2003 ; merci Akata-Delcourt.
Petit mot sur l’édition : excellente ouverture du manga, papier et couverture souples, couvertures qui ne sont pas les originales, mais à défaut, je préfère celles dont nous avons été gratifiés. Enfin, bonne adaptation, même si j’aurais préféré un lexique explicatif de quelques termes japonais (un peu à la Nana actuellement, en fin de tome) trop poussés pour le commun des mortels (les Européens donc) que nous sommes.
Représentation du freeter japonais, mais aussi de l’adolescent en quête du passage à l’âge adulte, ce manga nous invite peut-être à suivre nos rêves plutôt qu’à suivre ce qu’on nous trace, pour ne rien regretter plus tard.
Yabon.
Ecrit par LorDjidane le 10 décembre 2005 | Modifié le 02 février 2008