La fin du 20ème siècle a vu naître un brillant mangaka. Il se nomme Naoki Urasawa, il fait des manga, et il les fait bien ! Preuve en est l’année où j’écris cet article, où il a remporté le prix de la meilleure série au festival d’Angoulême avec 20th Century Boys (prix remporté à une année d’intervalle de celui décerné à Monster dans la catégorie “Meilleur scénario”).
C’est d’ailleurs de ce dernier dont nous parlerons aujourd’hui. Vous comprendrez bientôt pourquoi Monster est l’objet de tant d’éloges : dessins, histoire, personnages et ambiance, tout est réuni pour faire de ce seinen l’un des plus fantastiques qui soit. Je me jette donc avec joie dans cette critique de l’un de mes manga préférés, qui trône sur une des étagères de mon antre, aux côtés de Blame! et de Dragon Head (c’est dire quel honneur je lui fais).
1986, Dusseldorf en Allemagne de l’Ouest, l’Eisler Memorial Hospital est alors réputé comme étant l’un des meilleurs du pays, et ce en partie grâce à l’un de ses chirurgiens, le Docteur Kenzo Tenma. Originaire du Japon et ayant fait ses études en Allemagne, ce génie n’a pas son pareil pour mener à bien des opérations où beaucoup auraient échoué. Sa dextérité, sa précision et sa rapidité lui ont déjà permis de sauver de nombreuses personnes dont le cas était désespéré. Son maniement du bistouri n’a d’égal que sa bonté et c’est sûrement pour cela qu’il est respecté et aimé de tous, et tout particulièrement de la fille du directeur dont il a volé le coeur (y a plein de bonnes blagues a faire avec les chirurgiens mouaha).
Mais tout va changer un soir, un soir où Tenma opère un chanteur d’opéra. Malgré la grande difficulté de l’opération, il parvient à le sauver avec une facilité déconcertante. “Un célèbre chanteur sauvé au sein de l’Eisler Memorial Hospital”, la nouvelle retentit à la télévision comme une bombe et augmente de façon drastique la notoriété du centre hospitalier. Pourtant, la veille, un autre patient, un ouvrier turc, était admis aux urgences peu de temps avant le chanteur. Lui, succomba, dans le silence le plus total, laissant derrière lui sa femme et son fils. Le lendemain, ces deux là attendaient Tenma au détour d’un couloir. La femme se jeta sur lui en larme et cria pour qu’il lui rende son mari. Pour quelles raisons ne lui avait-t-on pas demandé de soigner cet ouvrier, puisqu’il était arrivé en premier ? Ces mots résonnèrent en lui durant toute la journée, l’amenant à se remettre en question. Un docteur a-t-il le droit de vie ou de mort sur ses patients ? Une vie a-t-elle plus d’importance qu’une autre ? L’homme peut-il décider de tout cela ?
Le soir même, un enfant est hospitalisé aux urgences, atteint d’une balle à la tête. Tenma se prépare à l’opérer lorsqu’au même moment on annonce l’arrivée du maire par hélicoptère, victime d’une thrombose cérébrale. Le directeur donne à notre jeune chirurgien l’ordre de s’occuper de ce dernier, sa vie pouvant apporter une aide financière considérable à l’hôpital. Toutes les questions qui parcouraient son esprit, cette veuve en pleurs, ces médecins pourris jusqu’à la moelle (je vous l’avait dit, y a vraiment plein de blagues à faire) ... NON ! Tenma n’est pas un docteur corrompu, lui. Une vie est une vie et se doit d’être respectée comme n’importe quelle autre. Même s’il doit désobéir à ses supérieurs, s’il doit y risquer son poste et son avenir, sa conscience, elle, ne se trompe pas. Il sauvera ce garçon coûte que coûte. Et c’est en effet ce qui va se produire…
Après de longues et difficiles heures, le jeune garçon s’en sort sain et sauf, tandis que dans l’autre salle d’opération le maire est décède. Tenma perd sa place de responsable du service de neurochirurgie, sa petite amie et tout espoir de percer dans la médecine. Il maudit toutes ces crapules à la tête de l’hôpital, au pied du jeune homme pour qui il a tout sacrifié, car ce jeune homme est tout ce qui compte pour lui, peu importe le reste.
Quelques jours plus tard, le directeur et ses assistants sont retrouvés morts empoisonnés, à leur domicile. Nul ne sait qui a pu les tuer et pourquoi. Une chose est sûre, cela profitera à Tenma. Neuf ans plus tard, il est à la tête du bloc de neurochirurgie et la vie lui sourit. Bientôt, un étrange patient parviendra jusque dans son service. C’est ainsi que Tenma va découvrir qu’il a en fait peut-être sauvé... un monstre.
Afin de préserver de nombreuses vies menacées par l’ombre de Johann, il se lance à sa poursuite…
Ceci est un petit résumé du premier tome qui n’est que peu représentatif de l’immensité du scénario que propose Monster. J’ai rarement vu un manga aux allures de polar, mais alors un manga-polar à l’intrigue si bien ficelée, c’est encore plus rare. L’évolution de la trame évite les clichés que de nombreux thrillers empruntent mais ne tombe jamais, ou presque, dans la monotonie ou la redondance. Si, en règle générale, le schéma varie peu et conduit notre héros à la recherche de nouveaux indices sur les origines du monstre, il est cassé à de nombreuses reprises par différentes histoires annexes. Ces parties, qui se déroulent en des lieux et des temps très divers, et où Tenma n’apparaît pas, ne manqueront pas d’interroger le lecteur quant à leur utilité. En réalité, un seul point commun les unit : Johann. Et à chaque moment où l’une des pièces du puzzle risque d’être ajoutée, à l’approche de chaque grande révélation, le lecteur est pris par un étrange sentiment de peur et d’excitation. On voudrait pouvoir lire plus vite qu’on ne le fait, car les choses se précipitent, l’ombre de Johann plane de plus en plus et quelque chose de grand s’annonce. Urasawa a un don pour faire ressentir ce genre d’émotions, tous comme les sentiments que vous éprouverez envers les différents protagonistes, allant de la pitié jusqu’au dédain. Monster est donc un modèle de narration qui risque de mettre vos sens et vos méninges à rude épreuve. Toutefois, la fin du manga risque d’en dérouter certains, celle-ci n’étant pas forcément très en accord avec l’ensemble de l’oeuvre.
Je parlais tout à l’heure de la décomposition de l’histoire en diverses parties. Cette décomposition influe directement sur le cadre spatio-temporel du manga. La majeure partie de la trame se déroule entre 1996 et 1997, lorsque Tenma recherche sans relâche la moindre trace de Johann. De nombreux retours en arrière sont également présents tout au long de l’histoire et permettent ainsi de couvrir une plus grande période. Comme arrière fond : une Allemagne déchirée et une République Tchèque bien mystérieuse. Un cadre peu commun pour un manga me direz vous, un peu comme le reste d’ailleurs, mais Urasawa, ce malin, ne l’a pas choisi par hasard. En effet, l’ambiance baigne dans un sentiment de peur et d’instabilité imposé par la guerre froide découlant de cette époque. De fait l’histoire se fond parfaitement dans le contexte politique et y puise même ses ressources. Cette balade, en plus d’être dépaysante par la richesse et la diversité de ses décors, est donc également une mine d’informations considérable.
Les personnages qui apparaissent dans Monster sont nombreux, très nombreux. Ne doutez pas pour autant de leur importance. Chaque protagoniste a bénéficié d’un soin graphique et psychologique particulier. Chacun d’entre eux voit son histoire se dévoiler au fur et à mesure des tomes, une histoire anodine à première vue, inévitablement liée à celle du monstre. De ce fait, les destins de Tenma et des personnages secondaires sont appelés à se croiser et s’entrecroiser tout au long de l’oeuvre. Hormis notre jeune chirurgien, il vous faudra compter sur Runge, un commissaire aussi talentueux que tenace, qui est à la poursuite de Tenma ; Eva, la fille du directeur de l’hôpital et ex-petite amie de Tenma qui a depuis sombré dans l’alcool et n’a de désir que pour la chute de notre héros ; Robert ou encore Nina Fortner, Karl Neuman, Hans Georg Schuwald, les docteurs Wichwein et Gillen, Grimmer, et j’en passe. Tant de noms dont je ne peux vous faire la description, aussi brève soit-elle, sous peine de vous gâcher les délices de ce scénario.
Je me dois cependant de m’attarder sur le monstre : Johann, personnage clé de l’histoire qui ne cessera de vous étonner au fil de votre progression. Là encore, Urasawa nous donne une preuve de son immense talent, et nous propose l’un des personnages les plus intéressants que le manga ait jamais vu naître. Doté d’un visage à la beauté angélique, d’un quotient intellectuel surdéveloppé, d’un charisme hors-norme et d’une capacité à manipuler les gens comme de simples marionnettes, Johann est à l’image de ce qu’aurait pu être la race arienne pour les Nazis : la perfection au service d’un monstre… Chacune de ses apparitions, orchestrée d’une main de maître par le mangaka, est l’occasion de vous surprendre et de vous impressionner encore un peu plus. Que cache ce sourire ? Qui est ce monstre ? Voilà ce que cherche à découvrir le lecteur à mesure qu’il avance, et dieu que c’est bon !
Que serait Monster si Trey Parker et Matt Stone (les créateurs de South Park, inculte !) s’étaient occupés des dessins ? Pas grand chose, en effet. Heureusement, Urasawa est presque aussi doué avec un crayon à papier qu’avec une plume. Son style est à mi-chemin entre papa Tezuka et certaines BD franco-belges. Un dessin très réaliste donc, thriller oblige, qui laisse peu de place à la fantaisie et se concentre sur l’aspect sérieux de l’histoire. L’ambiance est ainsi très bien retranscrite et l’auteur a su se diversifier, que cela soit pour ses décors (qui ont dû nécessiter une documentation poussée, photos à l’appui, tellement l’architecture est criante de vérité) ou pour ses personnages. Ces derniers ont leurs propres traits, qui laissent transparaître toutes leurs émotions et les rendent vivants. Vous noterez par exemple le gouffre présent entre le Tenma du premier tome : rayonnant, jeune et dynamique et celui qui apparaît par la suite : abattu, triste et dépassé par tous ces événements. A noter également, le petit tour de passe-passe qu’a réussi Urasawa au tome 11 en se servant des jumeaux ^^.
Le graphisme, assaisonné d’une belle mise en page, aux allures cinématographiques, est donc à la hauteur de l’ensemble.
Monster est donc un must, que dis-je, un chef-d’oeuvre dans le domaine des petits livres nippons. Frais, passionnant, effrayant, attachant, intriguant et intelligent, les adjectifs mélioratifs ne manquent pas pour le qualifier. Naoki Urasawa vient de mettre une grosse baffe aux petits européens aux yeux ronds que nous sommes, et il ne semble pas vouloir s’arrêter là. Vous savez ce qu’il vous reste à faire…
Ecrit par Nooj le 27 octobre 2004 | Modifié le 31 mars 2008