Parler Français au Japon, c’est comme qui dirait trop dans la hype. Il suffit de voir les noms donnés aux établissements (les restaurants en particulier), oeuvres ou encore personnages, souvent sans en connaître la signification. Camus, Copain, Culotte, Noël la neige voire La Pucelle bah ça le fait, tu vois. Lire et comprendre le Français, c’est donc encore mieux, genre “wah trop bien t’es un demi-dieu, aniki !” (outre le message narcissique sous-jacent, apprenez si vous ne le savez pas encore qu’“aniki” est une marque de respect fraternel chez nos amis les mangeurs de sashimis ;p). Naturellement, pour briller en société le Japonais s’intéressera également à la littérature française, et plus particulièrement à un certain Alexandre Dumas, auteur des célèbres “Trowa Musketeru” ou du “Comte de Monte-Kurisuto”. Le premier a été adapté par deux fois en série animée, d’abord en 1981 (Wanwan Sanjushi ou Les trois mousquetaires chez nous, 26 épisodes, avec des canidés dans le rôle des héros) puis en 1987 (Anime Sanjushi ou Sous le signe des Mousquetaires chez nous, 52 épisodes, avec des héros bien humains cette fois). Rien de bien spectaculaire, juste des adaptations plus ou moins détournées et peu excitantes, il faut l’avouer. Quant au Comte de Monte-Cristo, il n’avait encore jamais été adapté en animation (au Japon, j’entends) jusqu’il y a encore quelques mois. Jusqu’à ce qu’un dénommé Mahiro Maeda, vétéran de l’animation (si je vous dis que le sieur a collaboré à Laputa, Last Exile, Nausicaä ou encore Samurai Champloo ?), décide de proposer sa version du classique de Dumas. Mais point ici de Gérard Depardieu modélisé en 3D ou de renards en guise de héros.
Non, dans Gankutsuou (Le roi de la caverne, qui est également le titre du roman en version japonaise) tout a été revu… à la sauce nippono-psychédélico-futuriste. Rien que ça !
Tout commence en l’an 5053 (oui, c’est loin), alors qu’Albert de Morcerf (le brun) et Franz d’Epinay (le blond), deux jeunes aristocrates parisiens en quête d’aventure sont de séjour sur la lune pour assister aux festivités qui vont s’y dérouler. Un soir, alors qu’ils se rend à l’opéra avec Franz (comme tous bons aristocrates qui se respectent), Albert croise un noble et charismatique homme connu sous le nom de comte de Monte-Cristo. Nul ne connaît les origines du comte à la cape noire, mais les bruits de couloir affirment que cet homme se serait autoproclamé comme tel, tandis que son influence et sa richesse restent hautement énigmatiques. Certains disent qu’il s’agirait d’un nouveau riche, d’autres voient en lui un vampire (il est vrai que son look est très Draculaien) ou même un extraterrestre venu de l’autre bout de l’Espace. Bref, le charme inné, la prestance et les mystères du comte de Monte-Cristo en font depuis sa récente apparition le centre des conversations de la haute société lunaire mais aussi du jeune Albert de Morcerf, totalement envoûté par le ténébreux aristocrate. Tout basculera lorsque lui et Franz recevront une lettre les invitant à le rencontrer dans sa luxueuse demeure. Dès lors, et tandis que Franz reste distant face à la terrifiante aura émanant de l’homme malgré son attitude de parfait gentleman, une étrange relation (sans aucun sous-entendu yaoïste) se créera entre Albert et le comte de Monte-Cristo, le premier admirant le second et le second protégeant le premier. La série débutera réellement à l’épisode 3 alors qu’Albert et Franz s’en retournent sur leur Terre natale, direction la ville lumière (Paris, quoi). En guise de remerciement pour avoir délivré le jeune homme d’un dangereux groupe criminel, le comte demandera humblement à Albert de l’introduire auprès de la haute société parisienne. Très vite, le comte s’intégrera, grimpera les échelons et deviendra célèbre dans la capitale française, charmant les uns et s’attirant les foudres de quelques autres. En tout cas, personne ne restera insensible face à son irrésistible charisme. Mais les apparences sont parfois trompeuses…
Le plan de vengeance va pouvoir commencer.
Les amateurs de l’oeuvre d’Alexandre Dumas l’auront sûrement remarqué : Gankutsuou est une adaptation vraiment très libre du Comte de Monte-Cristo. Je n’ai pour ma part pas eu l’occasion de lire le roman original, mais connaissant son déroulement et sa “mythologie”, je pense être en mesure d’affirmer que nous sommes ici en présence d’un tout autre point de vue. Dans la série, le héros n’est pas le comte mais Albert de Morcerf, qui en plus de gagner en importance par rapport à son statut originel de personnage plus que secondaire, se retrouve avec 6 ans de moins soit une quinzaine d’années, bien qu’il en paraisse plus (syndrome Saint Seiya). De plus, l’histoire semble débuter directement au 36ème chapitre du roman, lors du carnaval de Rome devenu ici carnaval de la lune. Beaucoup d’éléments ont donc été adaptés (le contexte maritime est ainsi troqué contre un contexte spatial) ou sont tout simplement passés à la trappe, tandis que les tenants et aboutissants de la série sont assez différents de ceux du roman original. En somme, Gankutsuou ne suit pas rigoureusement la trame de ce dernier mais s’en inspire, la retourne, l’adapte pour créer une toute nouvelle histoire qui devrait surprendre les fanatiques du pavé de Dumas. L’un des principaux fils conducteurs de l’intrigue sera ainsi pendant longtemps de connaître l’identité et le passé du comte, alors que ceux-ci nous sont révélés dès les premières pages du roman. Cependant ce passé ne sera pas forcément en tous points celui que les lecteurs connaissent, comme en témoigne l’importante notion de “roi de la caverne” (traduction de “gankutsuou”, justement), qui est elle inédite et apporte une dimension fantastique ma foi plutôt bienvenue.
Sa vengeance.
La seconde grande divergence avec l’oeuvre originale, plus flagrante, est l’énorme différence entre les univers où prennent place les deux oeuvres. Contrairement à l’oeuvre originale se déroulant au début du 19ème siècle, Gankutsuou prend place… dans le 51ème siècle ! On se retrouve donc dans un monde hybride, à la croisée du passé, présent et futur. La ville de Paris en est le plus bel exemple, constituant un génial mélange entre le 19ème siècle (tenues vestimentaires, règles de courtoisie, demeures…), le 20ème siècle (voitures au look rétro dont certaines rappellent les premières automobiles ou les Citroën du milieu de siècle dernier, présence de la Tour Eiffel et de l’arc de triomphe…), et une époque futuriste technologiquement avancée. On retrouve ainsi des bâtiments au design très “techno” rappellant les oeuvres de science-fiction, des vaisseaux spatiaux (dans Gankutsuou, de nombreuses guerres pratiquement jamais montrées se déroulent, parallèlement à la trame principale, dans l’Espace qui a largement été colonisé), beaucoup d’éléments technologiques d’utilisation quotidienne tels que des hologrammes ou des superordinateurs, et même… des méchas (de gros robots, quoi). Attendez, partez pas ! Ces engins n’ont pas une place prépondérante, et pour preuve ils n’interviendront que très tard et durant de brefs instants. De plus, le rendu est franchement bon donc pas de quoi crier au scandale.
En tous les cas, fidèle ou pas, le Gankutsuou de Mahiro Maeda est à première vue tout à fait passionnant. Pour ma part je ne connaissais que très peu l’histoire originale avant de regarder cette série animée, et je dois dire qu’elle m’a captivé durant sa majeure partie : difficile de lâcher prise une fois entré dans le bain ! D’autant plus qu’au début le scénario n’évolue pas forcément toujours dans la direction à laquelle on pourrait s’attendre, et que connaître le déroulement du roman ne signifie pas pour autant s’ennuyer devant la série vue la multitude de points divergents. Ne se contentant pas de proposer un regard inédit sur le classique de Dumas, Gankutsuou se permet également de le moduler afin d’en faire une nouvelle oeuvre originale. Malheureusement, arrivé aux alentours de l’épisode 20 j’ai trouvé l’histoire de plus en plus prévisible, tandis que certaines situations peu vraisemblables ont eu du mal à passer… Cela dit, il ne s’agit que de mon impression personnelle et les 4/5 de la série restent remarquables, tout comme l’épilogue final. Ne vous attendez par contre pas à une surenchère d’action car il n’y en a pratiquement pas ; tout repose ici sur le scénario, l’ambiance et les relations entre les personnages.
Justement, parlons des acteurs du récit : je ne les présenterai pas tous mais ils témoignent d’une grande classe, milieu aristocratique et contribution de la fashion designer Anna Sui obligent, autant qu’il émane d’eux beaucoup de charisme ainsi qu’une certaine sensualité (Haydée, je t’aime :D). La palme revient bien entendu au comte de Monte-Cristo, imposant le respect et même l’admiration, de plus en plus étonnant psychologiquement parlant (jusqu’à ce qu’arrive la déception des derniers épisodes…). Par moments, ses expressions de visage feraient presque penser à Alucard d’Hellsing en moins trash et surtout bien plus classe : petite réminiscence du studio Gonzo (le doubleur est d’ailleurs le même pour les deux personnages, à savoir Jouji Nakata) ? Mais il serait dommage de limiter Gankutsuou à ce personnage, tellement des figures telles qu’Andréa, Beauchamp, Eugénie, Franz ou encore Maximilien s’avèrent réussies, sans oublier Haydée bien sûr, mon personnage féminin préféré. Pour terminer, Albert est quant à lui un héros sympathique et bien présent qui, bien que méritant parfois une bonne paire de claques, sait également être touchant.
Vous avez dû le remarquer en voyant les diverses images jonchant ce texte : l’esthétique de Gankutsuou n’est pas banale. En plus de l’utilisation de couleurs vives voire flashy, les graphistes en charge de la série ont adopté une technique tout à fait inédite, que l’on qualifiera de “texturing”. Celle-ci consiste, plutôt que de remplir une zone simplement en lui appliquant une couleur, à utiliser des textures-fresques pour les cheveux, vêtements et autres accessoires ou éléments de décor. Le résultat est très stylisé et particulièrement original, de plus les textures sont parfois peu banales et s’accordent avec leurs personnages : dorures et “tapisseries” de dollars pour le cupide Danglars, titres de presse pour le journaliste Beauchamp, etc. En mouvement, seuls les “contours” des personnages bougent, les textures restent elles à la même position, ce qui a pour conséquence de créer un effet de mouvance (c’est difficile à expliquer, mais par exemple si Albert se déplace de gauche à droite, l’espace “tapissé” de sa chemise dévoilera progressivement la fresque, comme si l’on ne mettait jamais en lumière qu’une zone d’un dessin en cachant le reste avec un calque, en l’occurrence ici tout ce qui est autour de sa chemise). On aime ou on déteste bien sûr ; inutile de préciser dans quel camp je me positionne. Précisons en revanche que par moments le rendu est un peu fouillis, graphisme chargé oblige, mais cela est heureusement assez rare.
Outre ce procédé graphique, on retrouve dans Gankutsuou une intégration de 3D plus ou moins réussie selon les circonstances. Généralement, les éléments tridimensionnels, “cell-shadés” et dans les mêmes tons que les dessins 2D, se mêlent assez bien aux décors (quand ils ne sont pas les décors eux-mêmes). Dommage que leur modélisation et surtout leur animation soient parfois fort simplistes ou tout simplement bâclées. Mention très bien aux méchas par contre, qui ont bénéficié de plus de soin. De toute manière, les rendus les plus grossiers restent généralement au-dessus des horreurs d’un Final Fantasy Unlimited (pas difficile, on me dira… et on aura raison), également réalisé par Maeda (erreur de jeunesse). Quoi qu’il en soit, la 3D rajoute un peu de dynamisme et ne choque qu’à certaines occasions, les utilisations les plus efficaces dans cette série étant à mon avis les plus discrètes, à savoir non pas les bâtiments, véhicules et autres gros vaisseaux, mais plutôt les éléments de décor habilement intégrés dans les aplats 2D (c’est ce qu’on appelle les effets spéciaux invisibles).
Les raffinements graphiques, la qualité du character-design et la mise en scène efficace offrent un spectacle quasi surréaliste voire parfois psychédélique, particulièrement plaisant pour les rétines. Il est rare qu’une oeuvre réussisse le pari de l’originalité sans se heurter à un mur de plein fouet ; Maeda peut être fier, il tient là une belle réussite globale. Certes pas la claque visuelle du siècle (n’oublions pas qu’il ne s’agit que d’une simple série télévisée), mais bien une oeuvre très esthétique malgré quelques baisses de régime occasionnelles.
Afin de coller aux origines françaises du roman original, c’est Jean-Jacques Burnel, bassiste du groupe The Stranglers (Golden Brown, No more heroes…) qui a été sollicité pour la bande-son de Gankutsuou aux côtés de Kôji Kasamatsu (Hellsing, Kino’s Journey, Serial Experiments Lain…). L’opening “We were lovers” et l’ending “You won’t see me coming”, représentant en quelque sorte les deux visages du comte (le premier, au piano, est calme et romantique tandis que le second, à tendance rock, est agressif et psychédélique), sont donc composés et chantés par le petit frenchie, mais en Anglais plutôt que dans la langue de Molière. L’ami Jean-Jacques nous interprète cependant “Waltz in Blue”, une jolie valse toute en Français le temps d’un bal au début de la série. Quant aux musiques de fond, souvent calmes, faisant la part belle aux instruments classiques (pas mal de piano, de guitare acoustique ou encore de violon) et aux pistes atmosphériques ou parfois électroniques, elles sont réussies et collent très bien à l’élégance de l’aspect visuel. Rien d’extraordinaire dans l’ensemble, mais certains thèmes valent franchement le détour.
Détail amusant, pour aller encore plus loin dans le trip français (en plus des inscriptions sur les bâtiments, les journaux, etc.), chaque épisode débute par un résumé des événements dans notre belle langue. Question : en quoi est-ce drôle ? Réponse : vous avez déjà entendu un Japonais prononcer des phrases en Français dont il ne comprend sans doute pas la moitié des mots, avec une intonation dramatique (comment ça “ben oui tous les jours”) ? Croyez-moi, rien que pour ça Gankutsuou mérite que l’on s’y attarde (un certain “Encore… Encore !” vaut le coup d’oreille ;p). En revanche, la prononciation des noms français par les doubleurs échappe au ridicule. Un “Monte-Kurisuto Hakushaku” ou “Aluberu de Moruceru” à la japonaise est même au contraire très classe.
On connaît surtout le studio Gonzo pour ses productions basiques formatées pour un public d’otakus, telles que Chrno Crusade, Full Metal Panic ou Vandread. Cependant, ce Gankutsuou n’est pas du tout dans la même veine que les titres précédemment cités, et tente un pari double : celui de remettre au goût du jour un vieux classique de la littérature française, et celui de l’originalité. Là où Samurai 7, adaptation libre des Sept Samouraïs d’Akira Kurosawa avait fortement déçu, Gankutsuou aurait pu, à mon humble avis, remplir son contrat haut la main en offrant une série de qualité, prenante et réalisée avec talent, si seulement il n’y avait pas eu cet essoufflement final assez typique des séries estampillées Gonzo, et certaines fautes de goût en ce qui concerne les intégrations 3D. Ne crachons toutefois pas dans la soupe car tout le reste offre un spectacle d’excellente facture. A n’en pas douter, Mahiro Maeda n’y est pas pour rien dans cette réussite… Notons qu’au moment où j’écris ces lignes, notre ami vient juste de recevoir un prix pour sa série au Tokyo Anime Fair 2005, et a débuté une version manga dans le mensuel Afternoon.
Bref, Gankutsuou reste globalement l’une des toutes meilleures séries du studio. A voir !
Ecrit par Aniki le 05 mai 2005 | Modifié le 04 novembre 2007