Au Japon, les magazines de prépublications manga – mangashi – se divisent en plusieurs catégories selon le public ciblé : on retrouve des revues pro-shônen comme le Weekly Jump ou pro-shôjo comme Hana to Yume, mais aussi des magazines pour les plus grands enfants. Dans le but d’attirer un maximum de plus grands, les mangashi leur étant destinés présentent premièrement un maximum de violence et de sexe dans leur contenu mais aussi, et ceci quasi-invariablement, de jolies (ou moins jolies) top models nippones vêtues (ou moins vêtues) d’un simple bikini en couverture, sans aucun rapport avec le contenu principal du machin. Une fourberie toute japonaise, car comme tout le monde le sait il s’agit là d’un argument de taille – si je puis dire – face à un public de garçons plus grands assoiffé de chair fraîche ou plus simplement de “meuf tro bonn lol”. Le Big Comic Spirits publié par la Shogakukan fait partie de cette catégorie de magazines, mais compte parmi les moins outranciers ; dans ses pages sont ou ont été publiés 20th Century Boys de Naoki Urasawa, Ping Pong de Taiyô Matsumoto ou Asatte Dance de Naoki Yamamoto. Le rapport avec le sujet qui nous intéresse dans cet article commence alors doucement à se profiler : ô, hasard, Believers du même Naoki Yamamoto a lui aussi été prépublié dans le Big Comic Spirits !
Le Big Comic Spirits du 6 Juin 2005 (anormalement soft)
Deux hommes, une femme. Une île déserte. Leur mode de vie ? Rudimentaire, opposé à tout matérialisme : ils ne possèdent rien mis à part leur cabane où seuls se trouvent leurs couchettes, un ordinateur, quelques cartons remplis de cahiers et des affiches du smiley « (^_^) ». Tous trois portent un T-shirt à l’effigie de ce visage souriant, qui semble être leur emblème. Chaque nuit, un bateau vient les approvisionner en nourriture, mais il leur est interdit d’aller à la rencontre des bateliers tout comme ils ne peuvent avoir aucun contact physique avec le monde extérieur. Leurs occupations principales : méditer assis en cercle autour d’un lecteur de cassettes audio, liés par la plante des pieds, et s’adonner à de curieux tests psychiques. Chaque matin, ils se racontent leurs rêves mutuels ; ils ne gardent aucun secret pour eux, partagent toutes leurs pensées, écrivent tout dans leurs cahiers.
“L’opérateur”, “le président” et “la vice-présidente” vivent en parfaite harmonie, loin de ce qu’ils considèrent comme le monde corrompu, faux, hypocrite. Leurs leitmotivs : “la réflexion est l’ennemie”, “travaillons dur pour nos compatriotes”. “Le maître” sera fier d’eux.
“L’opérateur”, “le président”, “la vice-présidente”
On comprendra vite que ces trois Robinsons font partie d’une obscure organisation à tendance écolo, et poursuivent à travers “le programme île déserte” un tout aussi obscur but versant dans la métaphysique et l’élévation spirituelle. Ils utilisent d’ailleurs un langage déformé ; l’auteur met volontairement certains termes entre guillemets, tels que “compatriotes”, “instructions” ou “rêve”, nous encourageant en début de tome à les remplacer par les mots de notre choix – je vous engage à en faire de même durant la lecture de ce texte. Les termes réellement employés par les personnages seraient aussi chelous que “jonerazzafiu” ou “riuxnbakrb?xawmimvrkxnfnkuycln7dvytsaru”. Au fil des chapitres, notre curiosité sera bien sûr satisfaite et l’on en apprendra plus sur l’organisation, le but poursuivi, etc. Mais Believers n’est pas que le quotidien répétitif des membres d’une secte, à travers lequel nous sont apportés des éléments de réponse concernant le pourquoi et le comment du “programme île déserte”. Bien qu’assister au déroulement d’un mode de vie différent soit très intéressant (j’ai toujours été fasciné par le thème de la vie loin de toute civilisation, et par le comportement des êtres endoctrinés), le réel intérêt est selon moi situé ailleurs : l’influence de ce mode de vie sur ses poursuivants. Un intérêt dont l’amorce sera un événement bien particulier…
- “C’est pas du hentai !” -
Cette nuit, “l’opérateur” a fait un rêve différent. Debout, sous un escalier, il contemplait une jeune fille brune ; cette scène ne lui est pas inconnue, il s’agit en fait d’une réminiscence de “son ancienne vie”. Il se mit à caresser les jambes de la jeune fille, assouvissant ses fantasmes, contrairement à la scène qu’il a réellement vécue à l’époque…
Dans ce rêve, il a éjaculé. Toutes formes de pensées ou d’actes sexuels sont considérés comme des salissures de haut niveau dans “le programme île déserte”. “L’opérateur” va donc devoir s’enterrer jusqu’au cou durant une journée entière en guise de punition. Il est le premier à avoir été rattrapé par ses pensées profondes.
Une question se pose : même conditionné, peut-on vraiment résister à ses désirs enfouis, lorsque l’on vit sur une île déserte accompagné d’un individu du sexe opposé ? La réponse est ici négative, puisque peu à peu, “la vice-présidente” elle aussi va être prise de pulsions sexuelles. “L’opérateur” et elle se satisferont en cachette du “président”, chef du trio et membre le plus attaché aux convictions de “l’organisation”. Ils sont venus sur l’île pour s’éloigner de ce monde infect, corrompu par les médias, où le sexe et la vulgarité sont rois. Et aujourd’hui, ils passent leurs journées à s’envoyer en l’air, à se laisser rattraper par la nature dans ce décor en ruines, autrefois vierge, aujourd’hui florissant. Ils prennent hypocritement leurs actes comme une thérapie face à ce qu’ils considèrent comme des “pulsions maléfiques”.
Le comportement des trois “compatriotes” est devenu quasi-apathique, à force d’être abrutis par les phrases-types qu’ils doivent se répéter chaque jour, par leur croyance aveugle en “l’organisation”, leur absence de réflexion. Ils dorment 12 heures par jour, n’ont plus la notion du temps ni de la réalité. Quand sont-ils arrivés sur l’île ? Etait-ce aujourd’hui, hier, y ont-ils toujours vécu ? “L’opérateur” semble avoir une image floue de la réalité, comme le montre sa vision d’une vague géante qui n’a jamais existé. “Le président” devient obsédé par ses “rêves épiques”, dans lesquels il imagine une histoire de science-fiction qu’il s’acharne à vouloir retranscrire sur papier. Et tandis que des souvenirs de son passé le hantent, il commence progressivement à perdre les pédales. Lui aussi sera rattrapé par ses pulsions sexuelles, mais tentera de les combattre. Il s’engage doucement vers le masochisme et l’autodestruction.
Comment et pourquoi en sont-ils tous les trois arrivés à mener une vie pareille ? Quelle sera la finalité de leur chemin vers cette déshumanisation ? La plupart des réponses se trouvent dans les deux tomes qui constituent l’œuvre, d’autres sont à la charge du lecteur et de sa réflexion personnelle…
A l’instar de ses “compatriotes” Taiyô Matsumoto ou Hideki Arai, Naoki Yamamoto est un auteur aimant soulever des problèmes de société actuels avec un certain cynisme. Ici, il s’est inspiré de la secte Aum Shinrikyo, un obscur groupuscule à l’origine d’attaques au gaz sarin dans les années ‘90, mais aussi de l’endoctrinement qu’imposait l’Armée Rouge japonaise. “J’ai lu un livre sur cette armée et me suis demandé ce qui arriverait si un groupe d’hommes et femmes qui croiraient fermement en une idéologie aussi radicale étaient placés ensemble dans un même lieu.” (extrait d’une interview menée par Tomo Machiyama et traduite pour le magazine américain PULP). Parallèlement, il évoque l’asocialité dont est peu à peu victime l’homme moderne, son renfermement dans un cocon et sa perte de contact avec la réalité. Un grave problème – dans la mesure où l’on considère les individus ne l’ayant pas choisi – au Japon, où la solitude est de plus en plus présente, où certains ont plus de contact avec leurs jeux vidéo ou leur chien-robot AIBO qu’avec d’autres humains. Yamamoto accorde aussi toujours une grande place au sexe dans ses œuvres (ce qui arrange la rédaction des magazines dans lesquels il officie), qu’il représente de manière crue, réaliste, sans fausse pudeur : Believers n’y échappe pas et certaines scènes frisent la pornographie, bien que des détails soient “camouflés” via quelques astuces graphiques. Enfin, comme d’habitude, son graphisme est simple et relativement peu sophistiqué, mais très expressif et bien exploité. A noter que l’île représentée est inspirée d’un lieu réel se trouvant dans la baie de Tokyo : la “Seconde Forteresse Maritime”.
Watching TV all the time makes you stupid : un one-shot au titre évocateur
Chez nous, seul Asatte Dance a été publié via Tonkam ; sept volumes désormais introuvables suite à une perte de droits. Espérons qu’un éditeur français s’intéressera de plus près aux œuvres de Yamamoto (ce qui ne m’a pas l’air prévu pour l’instant), telle qu’Arigatô, peinture acerbe d’une famille immorale.
Believers est une représentation de l’endoctrinement, du danger que représentent les idéologies radicales : jusqu’où l’homme peut-il être conditionné, où s’arrête la réalité lorsque l’esprit migre vers le rêve ? Mais aussi, qui a raison, au fond : celui qui se laisse embarquer en vivant heureux dans son imagination, ou celui qui blâme cette personne différente, et se plait à vivre dans un monde réel mais hypocrite et corrompu ? Pour tous ceux que ces sujets intéressent, qui n’ont pas peur de tomber face à des scènes-choc ou qui sont curieux de découvrir un manga hors normes, Believers est une œuvre qui ne pourra être qu’enrichissante. Pour ma part, j’adore et en redemande (goulûment).
NB : les images présentes sur cette page proviennent des scans de Band of the Hawks.
PS : pour en savoir plus sur le groupe Aum Shinrikyo, consultez cette page.
Ecrit par Aniki le 03 juillet 2005 | Modifié le 04 novembre 2007